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Philippe Nouzille, Au-delà de soi. Révélation et phénoménologie

(Hermann, 2014)

 

Chacun se souvient du mot de Térence : « je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». Le philosophe contemporain est en droit de lui ajouter une variante : « je suis phénoménologue, et rien – rien de ce qui apparaît dans le monde, jusque dans ses confins – ne m’est étranger ». Voilà qui devrait suffire à donner droit de cité à Dieu en phénoménologie, moyennant deux remarques de presque bon sens. La première que la révélation, si elle a lieu, a bien lieu dans le monde, comme révélation à notre humanité. La seconde qu’elle a lieu d’une manière propre à Dieu, qui diffère des conditions générales dans lesquelles des objets d’expérience nous sont donnés – phénoménalité à la limite (un lecteur de Maldiney dirait ici : à l’impossible), au-delà de l’horizon du monde (au-delà de tout horizon posé de manière a priori et qui pourrait contraindre la libre venue des phénomènes, donc aussi au-delà de l’horizon du monde) et au-delà de soi (pour reprendre le titre de l’ouvrage). Là commencent les difficultés que l’auteur s’emploie à dénouer avec intelligence, patience et clarté. Une révélation ne peut avoir lieu qu’à s’inscrire dans un espace où venir à la rencontre d’un soi, à condition d’ajouter aussitôt qu’elle ne laisse indemnes ni cet espace ni ce soi. De là cette thèse qui pourrait passer pour simple en son énoncé, mais dont on devine qu’elle oblige à réaménager bien des concepts pourtant fondamentaux : « il ne s’agit plus de se demander quel serait le lieu de Dieu dans le monde ou sur la terre puisque Dieu n’a pas de lieu mais est le lieu de l’homme » (63).

La thèse est ambitieuse, mais l’auteur pour la mener à bien n’est pas sans ressources ni alliés puisqu’il se trouve tout au long de ces plus de 400 pages en compagnie de Jean-Luc Marion et Jean-Yves Lacoste – il en est de plus mauvaises. Ses dettes envers l’un et l’autre penseur sont grandes, ce qui ne veut pas dire que son parcours soit sans originalité. Qu’il suffise seulement pour ce premier aperçu de noter la communauté d’intention qui préside à ces trois entreprises. Elle dit le chantier auquel plus d’un d’entre nous sait devoir aujourd’hui s’atteler. Mais comme il convient aussi de préciser un peu le présent cahier des charges, ajoutons quatre remarques qui suivront le plan de l’ouvrage (ses trois parties et la conclusion).

Première remarque : à toute entreprise il faut un point de départ, serait-ce pour le corriger ou s’en écarter. Or il a nom Martin Heidegger – non que l’auteur de Être et temps soit le seul phénoménologue convoqué dans ce livre qui en cite beaucoup, et d’ailleurs ne s’en tient pas à cette seule source (l’autre étant médiévale, et l’on n’oubliera pas que Philippe Nouzille fut aussi l’auteur en 1999 aux Éditions du Cerf d’un beau livre sur Aelred de Rievaulx, Expérience de Dieu et théologie monastique au XIIe siècle), mais parce que depuis près d’un siècle il n’est pas un travail en phénoménologie qui ne passe par une explication avec cette œuvre.

Deuxième remarque : si une phénoménologie peut s’écarter de la logique de l’être-au-monde mise en place par Être et temps, elle le devra à la description de quelques phénomènes-limites qui excèdent l’horizon du monde et l’analytique du Dasein. Or l’ouvrage s’arrête sur trois exemples, qui sont autant de phénomènes aux limites du monde, ou autant de failles dans notre expérience : l’œuvre d’art (l’événement de l’œuvre, et sa puissance de bouleversement), autrui (non sans mettre en place quelque analogie entre l’œuvre et autrui, à partir de leur commune mise entre parenthèses de l’intentionnalité), Dieu enfin (Dieu qui se peut à peine nommer phénomène si l’on cherche du côté du monde la mesure de la phénoménalité, mais à qui ce mot revient de plein droit si l’on revient à la thèse du livre, celle d’une inversion de l’horizon de la phénoménalité). De là cette nouvelle formule de la thèse : « L’inversion de l’intentionnalité s’accompagne ainsi d’une inversion de l’horizon, Dieu n’étant plus celui qui doit entrer, comme tout phénomène, dans l’horizon du monde, mais celui qui constitue le nouvel horizon dans lequel tout est désormais vu » (295).

Troisième remarque : si un chemin de pensée possède un point de départ, on peut espérer aussi qu’il ait parfois un point d’arrivée. Ici le Christ, « manifestation la plus haute de Dieu dans le monde et dans notre expérience » (361), mais concentrant aussi tous les paradoxes de la phénoménalité (son clair-obscur, 328-330). Et comme ce chemin est de phénoménologie, c’est par une réduction théologique – ou plutôt théologale – que sera rendu possible cet accès à Dieu et au Christ. Une réduction qu’il faut dire seconde et ultime. Seconde parce que ce passage à un au-delà de l’être ne peut venir qu’après la réduction à l’être thématisée par Heidegger, sans d’ailleurs condamner pour autant être ou monde (94 et 151). Ultime parce qu’elle engage une reprise à nouveaux frais des concepts fondamentaux ou moments-clés de la phénoménologie, et peut enfin en délivrer le sens. À charge dès lors pour cette réduction théologale, non pas d’annuler les existentiaux mais les réorienter (386), et ainsi réinventer soi et monde : le soi à partir de la description de l’existence coram Deo et de la spiritualité, et le monde à partir du motif du sacrement du monde (car la réduction théologale « ne met le monde entre parenthèses que pour mieux y retourner », 385).

Quatrième moment : venant après toutes ces analyses, la conclusion du livre semble aller de soi et n’énoncer que des évidences lorsqu’elle dit la plus que probable fécondité de la rencontre entre théologie et phénoménologie. Mais la conclusion dit un peu plus, un mot de plus précisément, celui de poésie (426 – où il est question de littérature, mais l’exemple est bien poétique). Laquelle est pleine de ressources quand vient le moment de célébrer le créé ou trouver le langage qui convient à « l’offrande du monde » (151). D’où les pages si originales et bien venues consacrées à la poésie de Philippe Jaccottet, et ce hors toute confession de foi. Et cet aveu de l’auteur, sans que jamais il soit question de baptiser contre son gré le poète : « Poésie de l’incarnation, de la chair du monde qui est signe de l’illimité, l’œuvre de Jaccottet rejoint en bien des points ce qu’on a tenté de dégager tout au long de ce travail, dans la description d’une modalité de l’existence où l’accueil d’une présance (sic) fait voir le monde où nous sommes, réinterprète l’être-au-monde » (403). Phénoménologie, théologie et poésie – le chantier est ouvert, et cette fois presque neuf.

Jérôme de Gramont

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