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Corine Pelluchon, Les nourritures

Plaidoyer pour un « cogito gourmand et engendré »…
Corine Pelluchon, Les nourritures (Éditions du Seuil, 2015)

Dans cet essai passionnant, Corine Pelluchon tente de répondre à une question des plus simples : Pourquoi, alors que nous en voyons la nécessité, ne changeons-nous pas de vie ? Pourquoi, alors que notre mode de vie court à la catastrophe, n’en changeons-nous pas ? Est-ce que parce que nous ne croyons pas ce que nous savons, comme l’affirme Jean-Pierre Dupuy qui propose de mobiliser un catastrophisme éclairé ? L’heuristique de la peur, proposée par Hans Jonas, semble être peu efficace, donnant naissance au faible principe de précaution qui ne dure que le temps que l’industrie trouve les moyens de convaincre les dirigeants au nom de la croissance, servant d’argument pour la marchandisation de la crise écologique avec les marchés des droits à polluer. Corine Pelluchon essaye de penser une autre voie, celle d’une sobriété heureuse incarnée par quelques figures charismatiques, mais dont le rayonnement véritable est peu aisé à mesurer et surtout peu capable d’inspirer des politiques globales, seules à même de relever les défis. Notre essayiste propose d’articuler une réflexion autour d’une idée simple et éclairante : le monde est nourritures.
« Les nourritures désignent ce dont nous vivons et dont nous avons besoin, le milieu dans lequel nous baignons et tout ce que nous nous procurons, la manière dont nous nous le procurons, nos échanges, les circuits de distribution, les techniques qui conditionnent nos déplacements, nos habitations, nos œuvres, mais aussi les écosystèmes, constités de biocénoses – c’est-à-dire des vivants qui y existent et que, souvent, nous ne connaissons pas – et de biotopes définis par leurs caractéristiques physiques et chimiques. Cette appellation qui dépasse le dualisme culture/nature ne permet plus de concevoir la nature comme une ressource n’ayant d’autre valeur qu’instrumentale. » (p. 18) Cette définition, qui ne fait apparaître la nature qu’à la toute fin, montre bien qu’il ne s’agit pas que de la question écologique. Ou plutôt qu’il s’agit de la question écologique au sens plein du terme : « eco » (qui vient de oikos, la maison, le foyer en grec) renvoie au mode de vie comme « vivre de » (Emmanuel Levinas qui sert de guide à Corine Pelluchon, décrit cela avec force : « Nous vivons de bonne soupe, d’air, de lumière, de spectacles, de travail, d’idées, de sommeil, etc. Ce ne sont pas là des objets de représentations. Les choses dont nous vivons ne sont pas des outils ni même des ustensiles au sens heideggérien du terme. »), où il s’agit de considérer le monde non comme ressources mais comme nourriture. Le monde me nourrit car non seulement il permet ma subsistance, mais il participe de mon être : c’est une ontologie de la relation qui est en jeu, que Corine Pelluchon décrit dans la première partie à travers une réflexion sur la notion de milieu permettant une véritable convivialité (empruntant les pas d’Augustin Berque, de Paul Ricoeur et d’Henri Maldiney, discutant Heidegger), sur l’idée d’un « cogito gourmand et engendré » dans son rapport au monde et aux autres êtres et sur les « désordres alimentaires » comme symptomes d’un être au monde en crise.
Il apparaît qu’une véritable « philosophie de l’environnement » n’est pas une philosophie régionale, que l’écologie et l’humanisme ne sont pas des ennemis irréconciliables : déjà dans ses précédents ouvrages, elle faisait le lien entre la question écologique et celles de la souffrance au travail, de la place des êtres vulnérables dans nos sociétés. Là, elle entend proposer une refonte du contrat social (tout le travail de Corine Pelluchon est d’ailleurs une réforme ou un renouvellement de la tradition libérale dont elle est héritière) en tenant compte à la fois de la vulnérabilité du sujet et de la jouissance d’être : c’est cette approche résolument positive, heureuse, de l’être au monde qui ouvre une voie par-delà celle du catastrophisme, qui convertit la peur en présence.
Cet essai est à la fois foisonnant et clair, le chemin est balisé avec attention. Nous suivons volontiers Corine Pelluchon dans le récit de la metanoïa que nous ouvre ce passage du « monde comme représentation » au « monde comme nourritures » : non seulement pour exister il faut exister avec, mais exister n’est rien d’autre qu’exister avec.

Franck Damour

 

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