Jean Blot, Le rêve d’une ombre
Sur Le rêve d’une ombre
(L’age D’homme Rue Ferou, 2017)
Yannis Kiourtsakis
Un mot insolite résonne comme un leitmotiv dans Le rêve d’une ombre de Jean Blot (1), deuxième volet de la trilogie « Histoire du passé » qui, après l’Egypte, nous plonge cette fois dans la Grèce ancienne : l’anthropophanie, qui désigne l’apparition de l’homme (anthropos) à la lumière de sa propre conscience. Ce mot est le noyau dur du livre, jusqu’à en devenir le personnage central qui émerge lentement des ténèbres, s’affirme progressivement et finit par irradier toute une civilisation comme la seule réalité tangible de ce monde, capable de défier le néant. De la sorte, l’essai devient un récit passionnant narrant l’histoire de « l’homme qui marche à tâtons vers lui-même ». L’auteur nous permet d’en suivre l’évolution depuis l’aube des épopées fondatrices d’Homère et d’Hésiode ; nous en révèle le mystère annoncé dans le vers célèbre de Pindare Skias onar anthropos (L’homme est le rêve d’une ombre), qui donne son titre au livre ; nous fait partager son éblouissement personnel quand, après les guerres médiques, l’humanité grecque atteint son apogée avec la démocratie athénienne et le chœur d’Antigone célébrant la merveille redoutable qu’est l’homme. Mais il nous en montre aussi la fragilité, l’ambivalence, les contradictions, tragiquement illustrées par la condamnation à mort de Socrate et la guerre du Péloponnèse qui annoncent la fin de la Cité. Pourtant, l’aventure n’est pas terminée : cet homme rebondira avec un nouveau visage cosmopolite au temps d’Alexandre, qui marquera l’expansion de l’Hellénisme et la diffusion de sa langue jusqu’en en Asie. Et encore, aux premiers siècles de notre ère, quand le paganisme grec donnera au christianisme ses deux capitales, Alexandrie et Constantinople.
C’est dire que, malgré son érudition étonnante (personnellement, le Grec que je suis a beaucoup appris par ce livre), c’est en écrivain que Jean Blot explore ici l’homme grec, s’efforçant de le sonder en profondeur, au-delà de l’événement brut, celui-ci fût-il la victoire de Marathon ou de Salamine. Son intérêt est suscité par la manière dont l’événement féconde le temps en cheminant « dans la pénombre de l’inconscient collectif ». Et ce qu’il écrit est bien « une histoire de l’âme » selon la formule de Saint-John Perse qu’il reprend à son compte, même s’il hésite par moments à employer ce beau mot, soupçonnant qu’il agace maints de nos contemporains, tout en reconnaissant sa forte « résonnance affective ». C’est pourquoi je le maintiens, l’âme embrassant aussi bien la sensibilité et la mentalité, qui naissent avec le mythe, que le dialogue, en tant que source du logos et du langage qui sont le propre de l’homme.
En cela cet essai littéraire possède à mes yeux une valeur cognitive que l’on trouvera difficilement dans les meilleurs ouvrages savants. En témoigne, par exemple, cette phrase qui apparaît dès l’introduction : « Le commerce ne s’est pas développé grâce à l’invention de l’argent ou de la lettre de change. C’est lui qui les a inventés. Il n’a pu les concevoir qu’à la suite d’une évolution de la confiance venant effacer ou limiter la méfiance ». Voilà qui va droit à la racine du mot grec emporion (commerce), qui signifie à l’origine voyage maritime, puis terrestre, l’emporos (marchand) étant l’homme qui voyage sur un bateau ou chemine sur une route. Or qu’était-ce, dans les premiers pas de l’humanité, le voyage sinon l’ouverture à l’inconnu auquel l’homme devait se confier en maîtrisant la méfiance instinctive que celui-ci lui inspirait ?
Aussi Jean Blot, quelle que soit son admiration pour Jean-Pierre Vernant, refuse-t-il de le suivre lorsqu’il voit l’origine de la Cité dans l’administration en commun des biens par les citoyens de l’Agora. A son avis, l’œuvre de ce grand helléniste est encore « parasitée par le phylloxéra marxiste qui fait des hommes l’œuvre des choses », car, écrit-il, « ces biens ne se sont pas mis en commun d’eux-mêmes […] mais grâce à un changement de mentalité des agriculteurs ».
J’avouerai que ne saurais concevoir cette approche existentielle de l’âme grecque si je ne connaissais pas la familiarité de l’auteur, depuis sa jeunesse, avec la nature et les visages des hommes et des femmes de ce pays. De même que je ne puis imaginer la naissance du mythe grec en dehors du dialogue incessant des premières peuplades qui se sont installées autour de la mer Egée, avec le cosmos, perçu d’emblée dans leur communion immédiate avec la mer, les montagnes, le soleil, le ciel étoilé, de même l’histoire de l’anthropophanie racontée par Jean Blot me semblerait impossible sans l’émotion qu’il éprouve au contact du paysage de l’île de Skyros, dans lequel il croit entendre la voix des dieux « quand une brise passe dans les cimes des pins » ou quand il voit la mer à l’horizon se chercher « cherch[er] un visage et le sens qu’il lui faut donner », comme il écrit dans un de ses livres précédents (2). Comment ne pas penser, à la lecture de ces lignes, à la devise « Tout est plein de dieux » de Thalès, ou bien à l’humanité grecque, à la recherche de son « visage et du sens qu’il lui faut donner », telle que la conçoit l’auteur ?
C’est de cette vision poétique, qui illuminait déjà l’émouvante Sporade (3) que Le rêve d’une ombre est le prolongement sur le mode d’une réflexion historique et philosophique. Ceci est manifeste dès le début du livre, lorsque Blot voit le Grec comme « l’enfant du poème », contrairement au Juif qui est, lui, « peuple du livre ». Et d’évoquer aussitôt l’Iliade, qui entame une nouvelle « biographie de l’humanité ». Considérant le mythe comme « une métaphore destinée à réduire l’irréductible et l’indicible », il scrute la vision hellénique du monde dans l’épopée. Dans ce Cosmos sans origine ni finalité, qui n’est pas l’œuvre d’un Dieu créateur, mais émerge du Chaos, lequel ne cessera de le hanter, lui et les humains qui l’habitent, la Grèce lui semble engendrée par la guerre de Troie racontée par l’Iliade : ce poème qui répond au besoin puissant qu’éprouvent les hommes d’une narration apte à « mettre fin à la solitude », et à fonder « un public, soit une communauté des âmes ».
L’anthropophanie débute donc avec la naissance d’un Moi collectif dont émergera bientôt le Moi individuel. On s’en apercevra mieux dans l’Odyssée, considérée comme une épopée romanesque, Ulysse se rapprochant déjà d’un personnage de roman; c’est ce qui explique, selon l’auteur, la fascination que celui-ci a exercé sur notre modernité. Son retour à Ithaque n’est-il pas « aussi un retour à soi » ? se demande-t-il. Et la mer, « plaine aux mille sourires un instant […], aux mille périls l’instant suivant » n’est-elle pas le reflet de son « paysage intérieur où guette le Cyclope et chante la Sirène » ?
Car la conquête du moi personnel est le combat sans trêve de l’homme pour vaincre la bête ou les démons qui sont en lui. Il en va de même pour la prise de conscience du moi collectif de la Cité, illustrée de manière inégalable par l’épitaphe de Périclès, tel que le rapporte Thucydide : cet éloge de la démocratie athénienne qui sera l’école de la Grèce avant de devenir celle de l’humanité.
La leçon demeurera cependant fragile, depuis cette époque lointaine jusqu’à la nôtre, puisque nous avertit de façon pénétrante l’auteur, « si le nous asservit le je, il n’est plus de progrès possible, mais si le je triomphe, le chaos guette ». Alors l’anarchie menace, conduisant la société à une réaction violente, qui engendre à son tour la tyrannie.
L’enjeu pour l’homme grec est de faire front à la nécessité ou à la fatalité qui pèsent sur lui, autrement dit de tracer le chemin étroit de sa liberté. Il y sera heureusement aidé par l’anthropomorphisme de ses dieux faits à son image, ce qui lui permet de profiter de leurs faiblesses et de leurs querelles pour affirmer sa propre volonté. Cela est évident dans maintes scènes de l’Iliade comme de l’Odyssée.
Cependant l’impératif premier est que l’homme se connaisse lui-même, comme individu et comme citoyen. Combat d’autant plus ardu que la connaissance de soi implique de se tourner vers l’autre. Le premier à le souligner nettement est peut-être Hérodote, qui, « curieux de son humanité se refuse à reconnaître en l’étranger un ennemi ». Or, un des apports essentiels de Blot à la compréhension de la civilisation grecque est sa démonstration que celle-ci sera caractérisée tout entière par ce détour, par cette reconnaissance de l’autre, et même de « l’autre extrême, l’ennemi – que je ne puis atteindre, connaître, rejoindre qu’en surmontant les sentiments, mais aussi les raisons de peur ou de haine » – lui seul me permettra de connaître celui que je suis ou que je serai. On ne peut que lui donner raison si l’on pense à une des œuvres majeures de cette civilisation, Les Perses qu’Eschyle fait monter sur scène pour le public athénien, dix ans seulement après la bataille de Salamine à laquelle il a lui-même combattu. Et qui est le héros de cette tragédie ? L’Ennemi ! c’est-à-dire, souligne Blot, « celui qui vient de massacrer les contemporains du public, de piller ses biens, incendier ses villes […] » Pourtant, « dans la tragédie on n’entendra pas un cri de victoire – seulement la plainte du vaincu ». De la sorte, le poète, par l’intermédiaire du chœur, conduit le spectateur « vers l’humanisation. Il le fait homme, si l’homme est l’être vivant qui a appris à s’identifier et, ainsi à découvrir l’Autre. L’étendue du désastre [perse] devrait réjouir le vainqueur. Mais c’est la douleur du vaincu qui tient le premier rôle […]. Face à la cruauté anonyme des faits, se lève la voix de l’homme qui, doublant la plainte solitaire du héros, lui donne un sens pour la Cité et, un jour, pour l’humanité ». Comment résister à la tentation de citer ce commentaire magnifique ?
Mais aussi comment ne pas voir avec l’auteur que ce « mérite sans prix […] ne va pas sans risque : la priorité qu’il faut accorder à son propre peuple est compromise ». C’est d’autant plus vrai que, comme il le montre lumineusement, l’identité de ce peuple est « mal assurée, […] ouverte à un perpétuel questionnement […], fragilisée par la géographie », ce qui a pour conséquence que les Cités indépendantes les unes des autres ne cessent de se faire la guerre. Il n’empêche : il y a bien une conscience hellénique commune, qui distingue les Grecs des Barbares, lesquels ne savent pas parler le grec. Cette conscience est « plus qu’une culture, moins qu’une nationalité : une manière de penser et d’habiter le monde » – ce monde qui n’est pas exactement un peuple ou une nation et que les communautés grecques dispersées ne pourront jamais dominer tout en ayant le sentiment profond qu’il est le leur. Par contre, « la vision de l’intérêt général ne parvient pas à s’affirmer. La collectivité se divise selon ses intérêts ; c’est parti contre patrie. Souvent le premier l’emporte ». Il est difficile à un Grec contemporain de ne pas reconnaître en ces phrases sa propre identité.
C’est cette conscience collective à la fois admirable et fragile qui rend si poignante l’histoire de la Grèce : une histoire traversée de contradictions permanentes, de tensions extrêmes, de conflits sanglants de triomphes suivis de trahisons. Le Bien et le Mal peuvent coexister dans la même personne ; l’histoire, quand bien même elle est tout humaine, échappe au contrôle de l’homme, la tragédie la guette à tout instant, comme le montre constamment Thucydide, dans les harangues duquel l’auteur voit, à juste titre, le pendant du chœur tragique, sauf que, dans ce cas, le lecteur prend la place du spectateur, le public absent devenant « abstrait » et, par là, « éternel ».
Par la voie du théâtre ou par celle de l’histoire, la Grèce révèle donc au grand jour le tragique de la condition humaine. Certes elle nous indique aussi le chemin de la sagesse qui est, dit Tirésias dans Antigone, « le meilleur des biens ». Mais justement la tragédie nous dit encore combien sa conquête est douloureuse – « elle est, écrit Blot, le fruit d’un combat pour concilier l’inconciliable ». Et si elle enseigne également qu’il faut apprendre à dominer les passions, elle nous prévient, dans Les Bacchantes, que nous devons d’abord en accepter la réalité, puisqu’ « on ne saurait les éliminer, mais seulement les dompter ».
Aussi la fameuse mesure grecque, le « Rien de trop » de la tragédie est-il, aux yeux de Blot – comme il l’était pour Camus -, tout le contraire de la morale bourgeoise du juste milieu confortable, ainsi que cette dernière voudrait parfois nous faire accroire. Cette devise apparemment modeste est, selon lui, une sorte de « modération héroïque », marque d’un combat douloureux contre l’hubris qui menace à tout instant.
C’est grâce à ce combat que la confiance en l’homme demeure. L’auteur croit même deviner dans la phrase célèbre de Thucydide, affirmant que « les maux innombrables et terribles, décrits dans son Histoire continueront à se produire « tant que la nature humaine sera la même », la conviction de l’historien que cette nature est perfectible ; qu’elle est au fond « indigne de l’homme » parce qu’il y a « un idéal vers lequel il lui faut – contre tout réalisme – marcher ». Jean Blot est en cela proche de Jacqueline de Romilly, qui soulignait « le puissant optimisme de Thucydide », confiant l’œuvre de sa vie au genre humain « pour toujours ».
Je pourrais m’attarder longuement sur maints chapitres ou passages du livre ; celui consacré à l’art grec, qui réconcilie la Psyché et le corps, la matière et l’esprit ; l’analyse pénétrante de la Comédie comme exploration de l’homme concret dans sa particularité, apparition soudaine sur scène de l’actualité, découverte de la femme comme jamais on ne l’avait jamais aperçue dans l’épopée ou la tragédie ; les portraits inoubliables d’Alcibiade, de Socrate, d’Alexandre, sans omettre ceux de Thémistocle, de Nicias, de Cléon… Mais le commentaire trahirait l’ensemble et les citations priveraient le lecteur de toutes les surprises qui l’attendent à chaque page. A lui de naviguer à travers les étapes de l’aventure extraordinaire de la Grèce dont l’auteur nous montre les possibilités inépuisables.
Pourtant j’y ai fait allusion, le grand Rêve de la Grèce, réalisé d’une manière sublime pendant un siècle dans la démocratie, l’art classique et la grande tragédie, va toucher à sa fin après la guerre du Péloponnèse. Jean Blot le constate mélancoliquement et pose une question troublante : « Ainsi se dissipe le rêve d’une ombre mais que devient l’ombre à son réveil ? ».
La « nature humaine », se serait-elle laissée pervertir encore davantage au fil des siècles qui nous séparent de cette aventure, par les moyens d’oppression et de destruction qu’elle a elle-même inventés ? Autrement dit : le rêve se serait-il transformé en cauchemar, ce cauchemar de l’Histoire dont nos générations successives d’humains essayent de se réveiller, à l’instar de Joyce ? Et si par miracle, nous y parvenions, le rêve immortel de l’ombre ne pourrait-il ressusciter sous nos cieux ? J’aimerais nourrir cette folle espérance en me fiant à l’assertion tonifiante de Jean Blot, qui écrit à la fin de son beau livre que si « en un sens la mission de la Grèce est terminée, en un autre elle commence ».
Yannis Kiourtsakis
1 – Jean Blot, Le rêve d’une ombre. Histoire du passé II La Grèce, Paris, L’Âge d’homme, 2017.
2 – Jean Blot, Tout sera paysage, édit. Gallimard, Paris, 2015.
3 – Jean Blot, Sporade, édit. Arthaud /Flammarion, Paris, 1979.
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