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Pascal David, Essai sur Heidegger et le judaïsme

Le nom et le nombre (Cerf, 2015)

Au nombre des silences de Martin Heidegger, il y a celui qui porte sur le judaïsme. Au nombre des chantiers à ouvrir, il y a celui qui consiste à interpréter un tel silence ou le transformer en discours. À l’heure où la polémique à nouveau bat son plein au sujet de l’engagement politique de Heidegger, et pour savoir s’il est entaché ou non d’antisémitisme, il est heureux que nous disposions de l’essai de Pascal David. Essai – rarement mot fut aussi juste dans son alliage de prudence et d’audace, risquant des hypothèses qu’il faudra éprouver, confirmer, approfondir. Essai sur Heidegger et le judaïsme, pour revenir sur un silence ou un presque-silence qui suscita l’étonnement ou provoqua le scandale – l’étonnement d’un Ricœur regrettant que Heidegger « ait systématiquement éludé la confrontation avec le bloc de la pensée hébraïque » (dans Heidegger et la question de Dieu, Grasset, 1980, p. 17), là où bien des lectures malveillantes auront entendu un silence coupable (par exemple, mais ce n’est là qu’un exemple, le Heidegger et « les juifs » de Jean-François Lyotard, Galilée, 1988). En revanche que la pensée de Heidegger puisse être rapprochée du continent juif, peu ont su le voir et le dire avec une sérénité qui aujourd’hui souvent manque, et cruellement – quelques pages à peine de Stéphane Zagdanski dans la notice « Pensée juive » de l’important Dictionnaire Martin Heidegger (Cerf, 2013 – voir notre note de lecture dans Nunc n°32) et l’ouvrage plus substantiel de Marlène Zarader, La Dette impensée. Heidegger et l’héritage hébraïque (publié au Seuil en 1990 et récemment réédité chez Vrin en 2013). L’essai de Pascal David verse une nouvelle pièce à un dossier dont il faut espérer qu’il est loin d’être fermé. Il est à ouvrir à partir de son sous-titre, Le nom et le nombre, lequel a valeur de thèse aussi féconde que simple. Au judaïsme un souci du nom qui le rend proche de la pensée méditante. Au cours de la pensée occidentale « une occultation croissante du nom par le nombre » (p. 42), le cours d’une pensée marquée au sceau de la pensée calculante et qui se précipite vers le règne de la technique et du nihilisme. Peu importe que Heidegger n’ait jamais rien écrit de cette duplicité d’histoire, puisqu’il nous lègue – et cela seul importe – la possibilité de la penser. Plus haute que la possibilité – ce qu’il a ou n’a pas écrit sur le judaïsme – est la possibilité. Avec le judaïsme, il y va de l’autre du nombre, et du calcul, et de ce qui aujourd’hui triomphe – non pas seulement du nom en général, mais du Nom par excellence, celui qui est mis à part de tous les autres parce qu’il est saint (et c’est là la définition de la sainteté, être mis à part). Sur le déclin du logos en ratio et calcul, Heidegger aura beaucoup écrit (voir toute la deuxième partie de l’essai, ou les trois conférences de Jean Beaufret publiées au Seuil en 2011 sous le titre Le Fondement philosophique des mathématiques), sur le nom et la puissance de la nomination ce qu’il écrit semble très loin du judaïsme, plus proche du sacré que du saint (« le poète nomme le sacré », selon le mot célèbre de la Postface de « Qu’est-ce que la métaphysique ? »), reste alors à penser dans le langage de Heidegger la proximité du nom et du saint (« le judaïsme n’est pas affaire de nombre mais de nom, il n’est pas affaire de numération, de calcul mais de nomination », p. 119).

Dans sa tâche de penser un autre commencement de la pensée, Heidegger aura invité à un dialogue avec l’Orient. Mais il est possible que nous ayons à en ouvrir un autre, plus proche – « un dialogue que nous sommes » (Hölderlin), s’il est vrai que l’Europe est née au croisement de ces deux paroles d’origine que sont la Grèce et la Bible. Si le présent livre nous y reconduit, il faut le dire précieux.

 

Jérôme de Gramont

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