L’autre French theory ou Saint Thomas en Amérique du Nord au XXe siècle
A propos de Florian Michel, La pensée catholique en Amérique du Nord. Réseaux intellectuels et échanges culturels entre l’Europe, le Canada et les Etats-Unis, Desclée de Brouwer, Paris, 2010
Voilà un titre pour le moins énigmatique, qui mérite quelques explications. Ce qu’il est convenu d’appeler French theory désigne l’influence exercée outre-Atlantique par des penseurs français comme Derrida, Foucault ou Deleuze, phénomène dont la synthèse de François Cusset avait rendu compte il y a quelques années. Il s’agit ici d’autres penseurs français – Etienne Gilson, Jacques Maritain, Marie-Dominique Chenu, Yves Simon – qui ont eux aussi exercé une influence considérable, mais celle-ci est beaucoup moins médiatisée (en France, car aux Etats-Unis il en est tout autrement : Jacques Maritain et Saint-John Perse ont été les seuls représentants des lettres françaises lors de l’investiture de Kennedy…). Et pourtant ! Et pourtant ce livre de Florian Michel montre deux choses. D’abord que le transfert du thomisme français au Canada et aux Etats-Unis au XXe siècle est un événement majeur largement ignoré, à commencer par l’influence considérable exercée par Maritain au moment de la fondation de l’ONU ou de la rédaction de la Déclaration des droits de l’homme de 1948 affichée dans toutes les salles de classe de France. Ce livre illustre ensuite l’écart entre la démarche du publiciste, même très bien informé comme l’est François Cusset, et celle de l’historien. Le premier nous fournit des collections de fiches, dresse la carte d’un réseau, avec un objectif : faire le procès de la vie intellectuelle française qui n’a pas su accueillir ses plus grands représentants et les a poussés à se délocaliser. On croirait lire un article de quotidien local pleurant le départ de la dernière usine pour la Chine (à la différence que ce quotidien a peut-être de bonnes raisons de pleurer !). L’historien sait qu’il n’a pas à refaire l’histoire. Aussi met-il en œuvre un questionnement à la hauteur du sujet, dans la lignée des livres de feu Jean-Michel Palmier sur Weimar en exil : ce voyage des idées, cette translatio studii, changent-ils le contenu des pensées ? Quelle est la part de dénationalisation de ces dernières ? Comment ces pensées ont-elles été traduites et comment, en retour, la terre d’accueil les a transformées ? Voici quelques exemples des fruits engrangés par cette féconde démarche. Page 553 : « Par une ruse de l’histoire que les Hutchins, Adler, Maritain, Strauss ne manqueront pas de relever, la philosophie catholique donnait aussi à l’Amérique un réservoir de notions et un cadre pour repenser, reposséder un élément de sa propre tradition devenue impensable par les aléas des temps. » Ou comment l’étranger révèle à l’indigène ses propres racines. Page 545 : après avoir montré comment, au contact de la société américaine, le thomisme de Maritain s’est transformé en arme théorique pour penser la validité de la vie démocratique et des sociétés pluralistes, F. Michel rappelle que « ce n’est pas contre le thomisme, mais du thomisme lui-même, que certaines ouvertures » de Vatican II sont nées. Ou comment l’étranger a découvert des ressources insoupçonnées de sa tradition au contact de l’indigène. Un contact né de cet exil que jamais la lecture des livres ne pourra remplacer, un contact qui passe par toutes les dimensions de la vie : ainsi, « à l’automne 1966, Maritain se rend à l’abbaye de Gethsemani dans le Kentucky pour retrouver Thomas Merton, qui mourra l’année suivante. Fumant la pipe, buvant du bourbon et du Coca-Cola, ils écoutent des chansons de Bob Dylan, sorte de Villon moderne selon Merton – étrange scène que tous ces hommes écoutant au monastère de Gethsemani la voix expressive et dure d’un jeune poète révolté. » (Ce qui montre bien que la Conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole (1964) qui met en scène un féru du thomisme au coeur de l’Amérique contestataire n’est pas une boutade…) Ce livre, au style alerte (avec une espièglerie née de l’écoute des anges, sans doute), est une aventure patiente et passionnante du Canada aux Etats-Unis, une pierre majeure à la compréhension de ces échanges transatlantiques, qu’il faudra un jour compléter avec Marion, Teilhard, Girard, Jean-Pierre Dupuy, etc. C’est aussi un livre sur la traduction des idées, leur potentiel d’universalité qui loin d’empêcher la diversité de leur perception se nourrit d’elle et l’enrichit. Une leçon à la fois d’histoire et de sagesse.
Franck DAMOUR
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