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La Russie et la tentation de l’orient

Lorraine de Meaux, La Russie et la tentation de l’orient (Fayard, 2010)

L’IDÉE RUSSE : une grande part de la littérature et de la philosophie russe au XIXe siècle a été absorbée par ce projet de définir l’essence de la Russie, « l’âme russe », le destin de la Russie dans l’histoire de l’humanité, une quête empreinte de messianisme, parfois d’eschatologie. La question s’est cristallisée, devenant une ligne de partage de la vie intellectuelle et spirituelle, au moment du débat qui a opposé les Occidentalistes aux Slavophiles à partir des années 1840. Longtemps ce débat a surtout été envisagé dans le miroir de l’Occident : il s’agissait de voir comment les Russes admiraient ou rejetaient l’Occident, quelle philosophie occidentale les séduisait ou les révulsait, bref de savoir dans quelle mesure ils étaient ou non d’Europe. Une telle approche a été le fait même de penseurs russes, comme Alexandre Koyré dans La philosophie russe et le problème national au début du XIXe siècle, comme de russophiles occidentaux comme Isaiah Berlin dans Les penseurs russes. Et l’on avait tendance à s’en tenir à ce point de départ, par entièrement faux d’ailleurs. Lorraine de Meaux a décidé de prendre la question autrement, suivant en cela les intuitions des écrivains symbolistes comme André Biély, mais aussi de commentateur comme Georges Nivat, tirant aussi profit des réflexions sur la Russie post-soviétique : les guerres du Caucase, les tensions identitaires dans et avec les régions d’Asie centrale, la nouvelle donne en Extrême-Orient, autant de questions majeures qui ont redonné une urgence à cette interrogation en face du miroir oriental. Et si c’était l’Orient, et non l’Occident d’abord, qui était l’horizon dans lequel les Russes avaient pensé leur identité ? En replaçant cette intuition dans la durée, en évitant les cloisonnements disciplinaires et en faisant feu de tout bois, La Russie et la tentation de l’Orient est la magistrale démonstration de la justesse de cette idée, un livre qui change réellement la façon dont on racontera l’histoire de la pensée russe au XIXe siècle. La première chose qui frappe est la globalité de l’approche (et donc l’érudition !). Dimension politique : le siècle étudié est celui où la Russie, du fait de ses conquêtes, s’orientalise, du Caucase à Vladivostok en passant par l’Asie centrale, et enfin la confrontation malheureuse avec le Japon, colonisation et expansion accélérées qui nourrissent de multiples représentations hiérarchisées de l’homme du Caucase, du Musulman d’Asie, de l’Asiate, représentations encore vivantes dans l’imaginaire collectif. Un « roman de l’Orient » s’écrit « de Pouchkine à Tolstoï », essentiel dans la construction de l’imaginaire national, tant pour le définit avec Pouchkine que pour l’interroger avec angoisse au début du XXe siècle chez Soloviev, Biély, Merejkovski et Blok. Il ne s’agit pas seulement de littérature, mais aussi d’une science, avec l’essor de l’orientalisme académique russe, initié par Sergueï Ouvarov et l’école dite de Kazan. Une science complexe, finement analysée, à la croisée des savoirs germaniques, des relevés de terrain et des justifications idéologiques. La dernière partie est une des plus passionnantes, traitant de l’influence de l’Orient dans les arts, par exemple sur la musique Rimski-Korsakov, Glinka ou Borodine, sur la peinture d’Ivan Aïvazovski jusqu’aux avant-gardes : les ballets russes de Diaghilev constituent un véritable « art de l’est », Malevitch ou Gontcharova participent aussi de cette orientophilie. Un « orientalisme » imprégna ainsi l’idée russe, prenant des formes multiples du panslavisme à l’attraction exercée par le bouddhisme sur une partie de l’intelligentsia, suscitant des réactions critiques de Soloviev à Mandelstam et nourrissant un « néomessianisme asiatique » chez les maîtres de la Russie d’après 1917. Il resterait à présent à prolonger l’étude dans l’ère soviétique, à étudier les prolongements de « ce messianisme oriental » des bolchéviks pour reprendre l’expression de Lorraine de Meaux, à voir comment il prend racine dans cet « orientalisme » du XIXe siècle. Cela conduira sans doute aussi à reconsidérer les rapports de la Russie avec l’Occident. Au terme de ce parcours mené de main de maître, avec une paisible autorité et un style limpide qui permet toutes les nuances, une évidence s’impose : l’Idée russe s’est progressivement orientalisée. Je terminerai par une citation qui en illustre l’importance : « lorsqu’en 1913 fut fêté le trois centième anniversaire de la dynastie des Romanov, Saint-Pétersbourg était bien la capitale d’un Orient russe idéal, avec son temple bouddhiste, sa mosquée d’inspiration samarkandienne dans le style Art nouveau et sa grande exposition d’icônes, caractéristiques du christianisme oriental.  » Tout en faisant la part de la propagande et de l’illusion inhérentes à cette exposition de 1913, elle témoigne de la nature profondément métissée de la Russie, de son statut d’Orient-Occident qui, comme le pensait Soloviev, Berdiaev ou Boulgakov, constitue le fond de son universalisme, loin des versions culturalistes de « l’âme russe » si souvent agitées en Russie aujourd’hui.

 

Franck DAMOUR

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