Giovanni Cerri, La poétique de Platon
Pour en finir avec l’idée que Platon honnissait les poètes…
À propos de Giovanni Cerri, La poétique de Platon
(traduit de l’italien par Myrto Gondicas, Les Belles Lettres, coll. L’âne d’or, 2015)
Si les essais consacrés à la poétique d’Aristote sont légion, la poétique de Platon reste dans l’ombre, pour la spécieuse raison qu’elle n’existerait pas. Comment créditer d’une poétique, en effet, celui qui, dans un célèbre passage de la République (fin du livre II – début du livre III), bannit les poètes de la Cité idéale ? Un historien italien de la littérature et de la philosophie est audacieusement allé chercher cette poétique… et l’a trouvée.
J’ai abordé son ouvrage avec une question : allait-il me permettre de comprendre enfin pourquoi, dans Ion, Platon fait l’éloge enthousiaste des poètes en général et d’Homère en particulier, « le meilleur et le plus divin » ; pourquoi dans le Phèdre, il célèbre la poésie, tandis qu’il la congédie dans La République ? Ni La thèse d’une vocation poétique avortée, d’une jalousie d’écrivain, ni celle d’une évolution de Platon vers un radicalisme politique pragmatique ne me satisfaisaient.
Giovanni Cerri clarifie parfaitement les choses. Il rappelle que Platon lui-même invente des mythes, nombreux et beaux, qu’il insère dans ses dialogues. D’innombrables essais ont été consacrés aux mythes de Platon. Personne n’avait vu jusque ici qu’ils étaient… des scénarios pour des poèmes futurs.
Car Platon reconnaît à la poésie une valeur sans égale. Sans elle, les avancées de la pensée restent lettre morte. Le discours vivant, le passeur, la mémoire vive, c’est elle. C’est elle, et elle seule, qui permettra au courant culturel que Platon cherche à promouvoir de prendre corps.
Les mythes qu’il invente sont les jalons d’une culture populaire encore à créer, mais ils ne pourront se diffuser, y compris oralement, dans la société toute entière, qu’une fois devenus poésie. C’est elle, en effet, qui imprime ses empreintes indélébiles dans l’inconscient des enfants, comme le note Platon en bon psychanalyste (Rép. 377 b). Il est donc moins question pour lui d’expurger Homère, que d’appeler un nouvel Homère, de réunir les conditions nécessaires à son apparition. C’est le « rêve » de Socrate dans le livre X (607c).
On en parle si peu.
On peut objecter qu’il ne s’agit pas là d’une poétique au sens propre, puisque les éléments formels, stylistiques, ne sont pas abordés, Platon s’attachant seulement au contenu poétisable des mythes – discours vrais mêlés de faux, histoires qui mentent vrai. L’objection n’est pas tout-à-fait pertinente, puisque Platon mentionne au passage les éléments par laquelle la poésie « peut se défendre » : le mètre et le chant (ibid). Simplement, le philosophe ne s’immisce pas dans le travail du poète. Et là, La République est en parfait accord avec Ion : seul le poète est à même de rendre compte (logon apodidonai) de son travail. La poétique de Platon est bien critique, mais pas au sens littéraire, au sens philosophique : à quelle condition une chose (la poésie) est-elle possible ? À condition que les poètes disposent de bons sujets.
Pareille démarche peut nous faire frémir. Proposer (imposer ?) un contenu à la poésie, n’est-ce pas la programmer de façon totalitaire, l’instrumentaliser ?
Nous avons tendance, depuis Mallarmé, à voir la création poétique comme une liberté pure qui compose à partir de Rien, ou du moins qui compose davantage à partir de sonorités, de rythmes ou d’émotions non verbales, qu’à partir d’un fond sémantique… Cependant, les poètes de tous les temps ont toujours puisé dans l’imaginaire collectif. Dante, Pouchkine ou Hugo, par exemple, ont appliqué le programme de Platon. L’idée que le contenu, le « fond », préexisterait au poème, nous révulse… Pourtant Yeats raconte dans ses Cahiers qu’il composait ses poèmes à partir d’esquisses en prose, accomplissant dans un second temps le travail proprement poétique qui lui cause « maux de têtes, torture, insomnie et indigestion ». Ces quatre poètes avaient le souci, justement, de construire une nation. Or la poésie, et c’est cela qui préoccupe Platon, se nourrit forcément de quelque chose ; de l’air ambiant, entre autres. N’écrit-il pas : « Le poète est chose légère, aérienne » ? D’où, in petto, le soupçon que de nos jours, l’insignifiance de la production poétique (française, du moins) n’est pas imputable au manque de talent de ceux qui en écrivent, mais à la disparition des conditions requises pour sa subsistance.
Et s’impose une remarque : le « récit salvateur », la « belle histoire » que Platon appelait de ses vœux (Rép. X, 621 b) est venu. L’histoire de Jésus le Nazaréen, qui descend aux Enfers et ressuscite comme Er le Pamphylien, selon le schème platonicien, a de fait inspiré, de près ou de loin, une grande partie de la poésie occidentale. Bien plus, le Prologue de l’Évangile de Jean est très exactement la cosmogonie poétique attendue par Platon, que celles d’Hésiode et d’Homère ne satisfaisaient pas.
On referme l’ouvrage en se demandant comment l’idée que Platon condamnait la poésie a pu sévir pendant 2500 ans. Non seulement il ne la honnit ni ne la bannit, mais il appuie la société sur elle.
Claire Vajou
(Sur la quatrième de couverture, l’expression « théories de la communication » est un peu dissuasive. Mais non, l’essai, novateur mais sans jargon, savant mais personnel, magnifiquement traduit, se lit avec plaisir et profit : érudits et profanes en feront leur miel.)
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