Claude Vigée
Mélancolie solaire. Orizons, 2009
L’ouvrage pluriel associe en son titre les deux versants de la personnalité et de la vie de son auteur. L’ombre et la lumière, la mémoire et la foi en l’avenir malgré tout, caractérisent le trajet de ce « conteur penseur » de l’existence et de l’Histoire. Les deux dernières pages qu’Anne Mounic écrit en guise de conclusion, d’hommage et de reconnaissance, traduisent très justement tout moment partagé avec Claude Vigée, illuminant et fraternel dans la simplicité des relations que l’authenticité même réclame. Ce livre déploie ses « ailes souffles des oiseaux de la mémoire » aussi bien dans le contact direct des entretiens que dans les écrits de l’auteur où se conjuguent « l’évocation de la douleur la plus térébrante et l’éclat de rire devant la sottise de l’existence ». Claude Vigée est un Être transitif pour « une œuvre transitive ». Il s’inscrit dans le partage. C’est d’ailleurs dans ce sens qu’il faut aborder le livre, et tout particulièrement les entretiens avec Anne Mounic qui ont eu lieu au domicile de l’écrivain entre le 10 septembre et le 26 décembre 2007. Pour ouvrir les entretiens, Anne Mounic rappelle la situation actuelle chaque jour où elle rencontre l’écrivain. Le passé évoqué et le présent vécu aujourd’hui s’imbriquent ou interfèrent. Occupant les deux tiers du livre, ces entretiens, dont le contenu suit un parcours chronologique, portent des titres conducteurs où l’aspect autobiographique se mêle au spirituel. Cette partie intéressera quiconque désire suivre le trajet « œuvre-vie » de Claude Vigée où les mémoires individuelles et collectives se côtoient pour nous porter vers plus de réflexion. Le livre refermé, que l’on peut reprendre à n’importe quelle page sans qu’il perde son intérêt, donne le sentiment que l’auteur s’est engagé, dès son plus jeune âge, dans un combat contre tout le négatif qui remue le monde, sa seule arme étant la défense du vivant qui, toujours, regarde devant soi pour offrir cet espoir à tout moment compromis. Si le solaire est légèrement voilé par les morts, leur souffle, leur voix et leur parole portés en soi, ces disparus ne cessent cependant d’éclairer chaque nouvelle journée abordée.
Nous ne sommes ici que pour évoquer l’enthousiasme connu lors de la lecture d’un livre impossible à résumer dans sa totalité tant sa richesse est grande. Au lecteur de partager ce plaisir. Mounic nous dit très justement qu’en « écrivant le récit de Claude », « son évocation d’instants mémorables », elle a « l’impression de voyager, de perdre un peu le contact avec la réalité immédiate au profit de ce [qu’elle] imagine ». C’est aussi ce que ressent le lecteur, emporté comme dans un roman magnifiquement vivant et bien écrit. Vigée rencontrera de nombreuses personnalités toutes plus saisissantes les unes que les autres. Camus est par exemple caractérisé comme « une lucidité mêlé de compassion » et son ami René Char « unique » et « orphelin dans l’âme ». Celan apparaît comme un autre passager exceptionnel avec quelque versant révélé jusqu’ici inconnu. La fuite obligée en Amérique d’un juif menacé de génocide est rappelée dans ses détails les plus émouvants. L’hostilité du pays de l’exil est supportée grâce à la retrouvaille avec sa cousine, Evy, que Vigée épousera quelques années plus tard. Dans l’hiver américain dans son sens propre et psychologique, quelques étincelles ont parcouru ces années d’exil. Evy demeure l’accompagnatrice de l’émerveillement et les rencontres intellectuelles avec des figures universitaires ou poétiques ont apporté un soutien non négligeable, atténuant le désagréable refus qu’un jeune étudiant juif en faculté de médecine a essuyé au vu d’un numerus clausus pratiqué en cette époque si tourmentée. Le fonctionnement des universités américaines est passé en revue et l’Histoire nous est présentée à travers des personnalités universitaires qui, à l’époque, étaient à l’initiative de pensées révolutionnaires ou de nouveaux mouvements d’idées. L’une de ces figures les plus importantes fut, par exemple, Marcuse. Et lorsqu’il évoque les poètes tels que Lowell ou Bishop, Vigée décrit leur personnalité, leur manière d’être. Il capte en eux le meilleur, autrement dit leur essentialité. En France, Bachelard, qui réussira à gagner la célèbre Sorbonne, est qualifié de « bon comme du pain ». Ce qui fait de lui une exception dans ce monde universitaire si étriqué dans ses élans.
Par ailleurs, Claude Vigée met en relief la responsabilité du juif vis-à-vis de la Vie, terme qui régit l’existence dans son combat face à la mort. En reprenant des extraits de textes sacrés, il met autrui au centre de toute relation. Le reconnaître, c’est déjà s’inscrire dans une posture antisémitique. Ce que devrait être tout poète ne désarmant jamais face aux menaces destructrices.
Dès 1950, les Vigée reviennent en France pour passer leurs vacances en alternance avec des séjours en Italie. Ils redécouvrent un Paris après guerre pas encore reconstruit où la pauvreté s’oppose au bien-être que respirent certains quartiers tel que Saint-Germain-des-Prés. Ils côtoient entre autres les poètes parisiens de la N.R.F.. Des anecdotes aussi tragiques qu’hilarantes peuvent traverser ce livre. A Cerisy, par exemple, lors d’un colloque, l’équipe des poètes constituée de Guillevic, Follain, Frénaud et Rosnay connaît une mésaventure qui aurait pu valoir la mort d’un des leurs. A la porte du château, Rosnays se retrouve en effet projeté hors de la voiture conduite par un Follain arrosé du calvados d’un café du coin, qui redémarre brusquement et roule sur le corps du compagnon. Tous veillent à tour de rôle le poète cloué au lit… Quant au « retour » à Jérusalem, celui-ci représente un nouveau départ, une nouvelle vie dans une nouvelle langue. Vigée y redécouvre son dialecte alsacien dans sa propre création poétique, une langue maternelle jusqu’alors étouffée dans son tréfonds. Le trajet est riche car semé d’embûches et de nouveaux départs. Son interprétation a recours le plus souvent à la mystique juive.
Après l’évocation de son parcours, suivent un ensemble de poèmes, en vers ou en proses, dirigés vers Evy, sa morte ou bien un ami disparu, des extraits de son journal 2007-2008, des essais réédités et d’interventions d’auteurs proches de Vigée. Son journal met en relief une réflexion sur l’entre-deux de notre existence teintée de tonalité dramatique et d’effervescence. Evy est constamment présente, de sa naissance à sa mort tout comme la figure divine. « Si « mourir est un travail affreux », vivre est un mariage d’amour fou entre souffrance et joie », écrit-il. Dans ce livre, certains en prennent pour leur grade et la France, où Vigée n’est revenu vivre que ces dernières années, la maladie de sa femme les obligeant à quitter Israël, n’est pas épargnée par la critique : « J’ai heureusement connu quelques exception à la règle. Mais presque partout en Europe, surtout en France, je suis frappé par la pingrerie émotionnelle et intellectuelle, le manque de générosité innée, morale autant que sociale, qui affecte bon nombre de poètes, d’artistes ou d’écrivains notoires. (…) Ils se veulent, gratuitement, sur la défensive, pour ne pas dire hostiles à leurs prochains. Avec un don extraordinaire pour l’indifférence à l’égard des autres, cette sécheresse, cette avarice glaciale d’ordre métaphysique autant qu’affectif marque de son empreinte caractéristique autant les jeunes que les vieux de nos dernières générations. Ils semblent tous obstinément constipés de naissance. (…) » Tout jeune, Vigée s’est lancé dans la recherche d’une langue natale. Il l’a actualisée et continue de l’affirmer pour s’arc-bouter contre la langue contemporaine dégénérative pratiquée par « des aphasiques de l’âme ». La langue mémoire est aussi une langue natale en reconnaissance à ses ancêtres. Ainsi, l’être qui s’est formé à partir de cette langue se sauvegarde. C’est dans la poésie qu’elle s’incarne au mieux.
En s’interrogeant, en se mettant à l’écoute des transformations sensibles de sa personne, Vigée retient que « le moment unique de la poésie, l’émergence du temps hors de toutes normes lié au noyau poétique caché dans le langage quotidien, correspond à l’éruption d’un présent absolu dans [le] for intérieur » vécu comme « une poignée de feu solaire », « une explosion lyrique » qui nous élève à partir d’une « involution » avant de revenir pour un moment dans « la prose quotidienne ». Le processus créatif est décrit avec une précision qui fomente la curiosité du lecteur. Des textes importants retrouvent ici une réédition et ouvrent une nouvelle fenêtre donnant une vue perspicace sur la vie et l’art. On comprend avec Vigée que la réaction face à une forme artistique est semblable à celle face à un corps humain. Le désir s’y révèle tout entier. L’auteur souligne bien la différence entre la poésie et le roman. Il précise par exemple que « la poésie lyrique s’élance, mais toujours d’un mouvement élastique et ondulé. Tout ce qui est brusque et cassé lui déplaît, et elle le renvoie au drame ou au roman de mœurs. » L’art met en forme les émotions les plus inavouables. Un bref essai sur Robert Graves trouve ici sa place, se glissant sur les pas d’Anne Mounic qui a permis à Vigée de le découvrir. C’est avant tout la proximité de son propre destin avec celui de cet auteur qui l’a frappé : Tous les deux ont connu la nécessité « d’inventer dans la nuit un chemin inconnu » jusqu’à une « aurore ».
Deux des hommages, l’un de Claude Cazalé-Bérard et l’autre de feu Meschonnic, peuvent circonscrire la personnalité de Vigée. Pour Cazalé, l’auteur « travaille avec une scrupuleuse honnêteté » afin de chercher « la vérité », mettre au monde l’intériorité et éclairer celle-ci. La quête existentielle a été traversée de drames dans le respect des valeurs de la vie et traduite dans « un langage d’amour » pour redonner toujours sens au monde oublieux de son origine. C’est pourquoi la Bible tient une place prépondérante afin d’établir ce sens et se réinvestir dans la poésie. Pour Meschonnic, Vigée est le poète de la présence, de la vie présente au-delà de l’absence. L’autre absent revit dans le poème qui devient son double. Mettre en avant la création de cet auteur, c’est « défendre une certaine conception de la poésie et de l’existence », rajoute Anne Mounic pour clore ce livre à l’intelligence aiguisée, ouverte et communicative, et qui entretient un dialogue fervent avec l’humanité dans une langue « maternaliste » dont la matière est de « nature céleste autant que terrienne ». Elle diffuse une sensualité et une pensée qui permet à Vigée d’instruire et de plaire tout en fraternisant.
CARNET Nelly
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