Jean-Yves Lacoste, L’intuition sacramentelle et autres essais
(Éditions Ad Solem, 2015)
Avec ce nouveau recueil d’articles, Jean-Yves Lacoste poursuit avec bonheur son exploration des frontières. Frontière de la philosophie et de la théologie tout d’abord, qu’il nous invite à franchir plutôt qu’à nous tenir prudemment d’un côté ou de l’autre. (Quand un phénomène se lève et se montre de lui-même, l’urgence est à le voir plutôt qu’à décliner longuement nos identités de philosophe ou de théologien pour savoir si nous avons le droit de le regarder.) Mais frontière aussi entre des modes d’expérience qui mettent en jeu ce que veut dire exister en son sens le plus courant, celui d’être-dans-le-monde, pour, éventuellement, le déborder. (Quand une expérience a lieu, elle ne demande pas si elle a droit ou non à s’écarter de la logique de notre exister-dans-le-monde, elle a lieu.) Ici, la seule mesure de la pensée est ce qui se montre ou ce qui a lieu, et qu’elle a au premier chef à voir. Qu’on lise donc les huit études de L’intuition sacramentelle comme autant d’exercices phénoménologiques, où le premier et le dernier mot revient, de fait et de droit, aux phénomènes.
Phénoménologie donc, et puisque le mot logos y a sa place à côté de celui de phénomène, livrons quelques considérations méthodologiques minimales pour que cet exercice du regard ne soit pas sans rigueur. Ces considérations tiennent en deux maximes husserliennes que les écrits lacostiens citent régulièrement : « Le moins possible d’entendement, le plus possible d’intuition pure » (L’Idée de la phénoménologie, cité p.59), et « À chaque mode fondamental de l’objectivité appartient un mode fondamental de l’expérience » (Logique formelle et logique transcendantale, cité p.67). Il s’agit donc de voir, simplement voir, mais de manière différenciée puisqu’à chaque objet (le mot étant à entendre en son sens le plus large possible) doit correspondre un mode d’évidence qui lui soit propre.
N’imaginons pas pourtant que ce recours à la vue soit solution de facilité. Voir ne nous dispense pas de penser, là où le logos plus que jamais s’avère nécessaire pour «faire voir» ce qui le plus souvent se dissimule.
Le travail sur les concepts n’est pas une petite affaire, et surtout il n’est pas facultatif, là où il est question de se tenir à hauteur de ce qui est à voir (et on lira de beaux exemples d’un tel travail avec les concepts, tout sauf mineurs, de présence et d’ousia). Nous n’aurons pas grand peine à reconnaître dans cette difficulté et la nécessité (donc possibilité) d’y répondre, une troisième maxime phénoménologique prise cette fois au célèbre § 7 de Être et temps : faire voir à partir de lui-même ce qui se montre et se dissimule, mais il est déjà plus original d’appliquer cette définition de la phénoménologie à un exemple qui est tout sauf heideggérien, celui du sacrement (voir p.75 sq). Car si le sacrement, prenons par exemple l’Eucharistie, fait œuvre de dissimulation, ne montrant de manière obvie qu’un peu de pain et de vin, nous n’en sommes par moins appelés à avoir l’intuition d’un invisible et d’un intouchable. À charge pour nous dès lors d’inventer concepts ou manières d’être susceptibles de faire apparaître ce qui relève d’une inévidence première et nous y rendre présents en retour. (À charge donc de répondre à cette perte dans l’apparaître qu’un précédent ouvrage avait thématisé au titre de danger – voir Être en danger, Cerf 2011, et notre note Nunc 26.) Un second exemple surprendra les lecteurs de Kant, pour qui la loi morale est marquée par une évidence absolue (mais pas ceux des précédents livres de Jean-Yves Lacoste), puisqu’il s’agit du Bien. Si le Bien n’a pas d’évidence dans le monde, ou si l’idée d’un monde où dominent violence et injustice est loin d’être absurde, alors une tâche s’impose, pour le philosophe comme pour le théologien, qui est de penser le monde dans l’horizon du Bien (175 sq). Quant à l’inévidence de Dieu, troisième exemple possible, amplement traité dans Expérience et Absolu (PUF, 1994), elle relève pour sa part d’une parfaite évidence.
Revenons à l’intuition (et description) du sacrement puisqu’elle est au cœur de l’ouvrage et lui donne son titre. Voir s’inscrit entre un moins et un plus, entre une dissimulation (où il n’y a de visible que du pain et du vin) et un excès (cet excès de présence de Celui qui demeure toujours avec nous, ici et là, en tous lieux et en tous temps) (53 sq). Exercices de phénoménologie, exercices du regard, pour voir davantage : « cet excès de la chose par le sacrement » (75), ou ce qui transgresse les limites de l’expérience en son sens le plus courant (ce qui excède les limites du monde : de la terre et du temps du monde, 92). « Au sacrement, en effet, et pour qu’il soit sacrement (et non une chose au sens heideggerien du terme), il revient qu’une dimension nouvelle, un au-delà de notre espace et de notre temps présents, s’ouvre lorsqu’il est célébré » (73).
Exercices de phénoménologie : exercices de pensée et de plus que simplement penser. Manières d’apparaître, manières de voir, manières d’exister (ou plutôt, et pour respecter le lexique mis en place dans ces pages : manières d’être selon l’existence ou hors existence, selon qu’elles respectent ou transgressent la logique d’un être-dans-le-monde dont Heidegger dans Être et temps aura fourni la description la plus fidèle et rigoureuse). Ce pluriel est heureux. Il est heureux que certaines expériences puissent, même si pendant un temps et jamais de manière définitive, mettre entre parenthèses la logique du monde qui lui est propre, puisqu’elles ont nom la joie (« la joie met entre parenthèses l’être-vers-la-mort », 105), l’amour (« L’amour… excède l’intersubjectivité et excède la sollicitude… Cet excès, d’autre part, est manifeste dans la fidélité dont je fais preuve à l’égard de l’autre », 142) et la paix (« il nous sera alors licite de suggérer que des expériences comme celle de la paix ont pour lieu herméneutique une région de confins où nous ne pouvons jamais distinguer nettement entre ce qui relève encore de la juridiction du monde et ce qui n’en relève plus », 114). Ces expériences ne peuvent abolir le monde et sa logique, mais elles témoignent aussi que nous ne sommes pas enfermés dans cette logique, celle de l’être-dans-le-monde et l’être-vers-la mort, et qu’il nous est toujours possible d’être entre deux manières, « entre existence et hors existence » (120).
Aucun chapitre ne le montre mieux que l’étude inédite intitulée « Exister sans ennemis », commentaire de ce commandement insensé des Évangiles : « Aimez vos ennemis » (Mt 5, 44). C’est proprement folie aux yeux du monde que d’aimer ceux que par définition nous n’aimons pas. Mais c’est notre vocation aussi, et que rappelle le même texte des Écritures, que d’être parfaits comme notre Père céleste est parfait (Mt 5, 47), lui qui n’a proprement aucun ennemi puisqu’il aime également tous les hommes. Dès lors, c’est notre manière de vivre en chrétiens, dans la fidélité à notre vocation mais sans oublier notre condition, que d’aimer dans un monde où il y a des ennemis, mais de les aimer dans l’attente d’un Royaume où il n’y en aura plus. Que de vivre dans un temps où le Royaume de Dieu est proche, mais où il n’est que proche (207-209). « Amour des ennemis, excès du don, etc., ces conduites ne sont ni celles du Royaume où il n’y aura plus d’ennemis, ni celles du monde, où l’hostis sera toujours présent aux frontières de la cité, et où l’inimicus ne sera jamais absent non plus. Ces conduites toutefois disent le désir de la paix eschatologique dont le monde ne peut abriter que de pâles esquisses » (208).
Exercices du regard, manières de vivre notre humanité – il s’agit de bien plus dans ces pages que d’un simple pacte entre philosophes et théologiens pour décrire nos expériences, puisqu’il s’agit de savoir de quelles expériences proprement inouïes nous sommes capables.
Jérôme de Gramont
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