SOMMAIRE
Liminaire
Réginald Gaillard À l’ombre des arbres en fleur
Peregrinatio
Jennifer Grousselas Les deux mains du monde (Extrait de De souffles et d’éveils)
Dossier : Richard Rognet, un chant qui enjambe la mort
Sous la direction de Réginald Gaillard
Réginald Gaillard Un chant qui enjambe la mort – une possible introduction
Yves Leclair Ricercare à une voix pour Richard Rognet
Richard Rognet / NUNC Entretien
Richard Rognet À vif, dans la lumière — poèmes inédits
Frédéric Dieu Richard Rognet ou la force de l’humilité
Bernard Fournier Du bleu à la mère
Béatrice Marchal Richard Rognet ou « l’ailleurs qui veut vivre »
Essai sur la quête d’une identité plurielle à travers les mots
Danièle Corre « Et j’avance avec toi en nommant tous les lieux »
Cédric Le Penven Richard Rognet ou le courage de l’élégie
Gwen Garnier-Duguy La poésie a-t-elle un rôle dans le monde actuel ?
Réponse par l’incidence d’un poème de Richard Rognet, appris par coeur
Jean-Luc Steinmetz Plus ou moins Richard Rognet
Ars vivendi
Pascal Boulanger L’intime dense (carnet : juin 2019)
Lucia Estrada Maiastra (extraits) Traduction Jean Portante
Oikouménè
Cahier « Edmond Moirignot, le chant du bronze »
Sous la direction de Pierre Monastier
Hervé de Tymowski Introduction
Pierre Monastier Edmond Moirignot, la matière en attente de l’aube
Edmond Moirignot Cahier Sculptures
Pauline Angot La femme dans l’oeuvre d’Edmond Moirignot
Frédéric Dieu Edmond Moirignot : l’élan de la grâce
Edmond Moirignot Moirignot par lui-même (1913-1947)
Shekhina
André Suarès Artistes, la pauvreté est votre honneur (texte inédit) Introduction Stéphane Barsacq
André Suarès De la fausse gloire suivi de Pensées
Jérôme de Gramont In memoriam Jean-Louis Chrétien
Luminitza C. Tigirlas Teintures trébuchantes
Cahier Critique
LIMINAIRE
Réginald Gaillard
À l’ombre des arbres en fleurs
Scène de vie ordinaire en cette bonne vieille ville de Bruxelles, toute de béton, de verre et de directives européennes… Elle se déroule un dimanche matin, non pas au match de rugby de mon fils mais à la messe – occupation qui me sied à merveille, ce d’autant plus qu’au fil des décennies elle devient de plus en plus désuète, archaïque, dépassée… À la messe, disais-je, dans une église, avec un curé, un vrai – il en reste quelques-uns… Je tire même quelque fierté à me dire du dernier carré de fous – malgré les errances, malgré les écarts – qui fréquentent ces lieux (de ce dernier carré qui braille comme à Waterloo : « la Garde meure et ne se rend pas ! ») plutôt que d’aller courir. Courir autour de ces étangs d’Ixelles, par exemple, que je longe lentement avant de passer le porche de l’abbaye de La Cambre, courir à la poursuite d’une silhouette fluette afin d’« être en forme », afin d’être « en mesure de rebondir » et de « s’adapter1 » au monde qui change et sur lequel nous serions toujours en retard, nous dit-on ; afin aussi d’être « disponible », à tout sauf à soi et aux siens, mais qu’importe notre devoir nous assure-t-on est de faire tourner la machine, le monstre qui crache et gronde, qui s’emballe et ne voit pas le mur qui lui fait face… — « Ami entends-tu le vol noir… » des charognards à qui le crime profite… Il est temps de relever la tête, mes amis mes amis.
À la messe, je regarde la pieuse assemblée au moment douloureux de la quête (douloureux parce que toujours je me demande à cet instant précis : « Ai-je assez donné ? Ai-je donné jusqu’à me mettre en danger ? … eh bien non… comme toujours la peur me fait me préserver quand il faudrait se brûler, à la différence de la veuve du Temple, dans l’évangile, à laquelle souvent je pense et qui me fascine, celle qui a pris de son indigence pour déposer tout ce qu’elle avait, sa vie tout entière, sûre que le lendemain, l’éternel son Seigneur pourvoirait à l’essentiel) et je me dis, je me dis : mais que le monde est beau ici, ici il y a des noirs, des asiatiques, des « faces de craie » enracinées dans la terre de La Cambre depuis la nuit des temps comme disent les contes, depuis le temps perdu de la duchesse du Brabant ou celui de la Principauté du Prince-électeur de Liège, depuis les temps anciens des Laage et des Croÿ, des Lignes et des Meeûs, des Mérode et des Jamblinne… Le monde est beau ici parce que tout le monde tourne sa face de carême dans une même direction : celle du Christ en Croix qui couve ce monde qui se délite, faisant fi des races autant que des titres, bras ouverts, bras en croix, choix radical de l’embrassement divin et de l’embrasement amoureux.
À la messe… – et même partout en réalité, mais bon… –, rien n’échappe à celui qui sonde les reins et les cœurs. Rien de nos vices, rien de nos peurs, rien du bien que nous ayons fait, rien du mal que nous ayons commis. Rien, rien. Rien ne se perd ; tout se voit ; tout se verra au grand jour, car tout se saura – il sera toujours temps d’assumer… Nous sommes à nus, nous sommes à vif, mais nous sommes en vie, parce que nous savons que nous ne sommes pas seuls. Nous savons – ou tout au moins nous souvenons-nous que nous sommes traversés de part en part, par cette ligne verticale qui nous pénètre et nous vivifie charnellement.
Qu’importent les circonvolutions, qu’importent les métaphores, les images, qu’importent la littérature et les arts qui ne sauvent de rien : quand on est à l’os, on est à terre, violé par la lumière, retourné comme un corps nu qui se dévoie, dévoilant ses parties dites honteuses — mais en réalité si pures, si glorieuses – merci Monsieur de La Mothe Le Vayer –, comme sur une toile de Francis Bacon ou Vladimir Velikovic (RIP), voyant enfin à travers, derrière, au-delà de la limite transgressée, qu’il n’y a rien d’autre en réalité que de la vie et de la liberté, du souffle violent car débridé de tout carcan idéologique – et surtout religieux. Oui, il s’agit bien de fendre la vie comme un sabre une nuque : sans négociation, sans compromis, sans discussion. Accomplir le jugement avant qu’il soit émit – car tout condamné en son âme le connaît d’avance et s’amuse déjà des efforts de son avocat s’échinant à le sauver – le sauver surtout de lui-même.
Vivre d’un trait. Traiter la vie comme lors d’un duel – dignement, noblement. Et aussi – surtout, plus que tout : faire fi des amuseurs de galerie, rire des sérieux qui se prennent pour des bouffons, sourire des roublards qui se jouent du monde, moquer les faux qui singent la révolution et la radicalité2. Au diable les mièvres qui jouent à la pétanque ; fi enfin des littérateurs fascinés par le pouvoir, salonnards révolutionnaires de tout poils – sauf pendant les vacances scolaires – qui rêvent de servir quelque piètre prince, plutôt que de tenir leur rang de Pythie, de Cassandre ou de vigile au cœur de la nuit, plutôt que d’honorer la langue, plutôt que de chanter le crépuscule comme l’amanécère.
Le temps est venu du tri qui ne sauvera que les horribles travailleurs — que débute la guerre intestine qui ce chargera de cet émondement radical
– et ne pas oublier, surtout ne pas oublier avant de mourir de planter des arbres aux houppiers larges à l’ombre desquels il suffira, pour vivre pleinement et en joie, de lire, d’écrire et de faire l’amour jusqu’à satiété – n’en déplaise aux curés et aux prudes.
Vivre avant tout, c’est-à-dire :
la mort – plutôt qu’une vie inanimée.
Armez-vous !
Armez-vous l’esprit autant que le cœur !
– et battez-vous.
(Et pour me préparer à la bataille qui vient, permettez que j’aille courir autour des étangs d’Ixelles et dans les bois de l’abbaye de La Cambre, où la messe est si belle quand elle chante le credo d’André Gouze).
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1 – Il faut lire l’excellent essai de Barbara Stiegler, Il faut s’adapter. Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard, 2019. Le ton est donné dès l’introduction : « ‘’L’évolution’’, dit-on, réclame des ‘’mutations’’ permettant de ‘’survivre’’ et de ‘‘s’adapter’’ à un nouvel ‘’environnement’’, désormais décrit comme instable, complexe et incertain, et par rapport auquel nos sociétés sont constamment accusées de prendre du ‘‘retard’’. Comment expliquer cette colonisation progressive du champ économique, social et politique par ce lexique biologique de l’évolution ? […] Derrière la déploration constante de notre supposé retard et derrière l’appel permanent à notre réadaptation, ce livre révèle qu’il existe autre chose : une pensée politique à la fois puissante et structurée, proposant un récit très articulé […]. Cette pensée politique dominante, c’est celle qui s’est donné à elle-même, depuis un fameux colloque qui s’est tenu à Paris en août 1938 autour de l’œuvre de Walter Lippmann, le nom de ‘‘néolibéralisme’’ » (p. 11-12)
2 – La radicalité d’un Léon Bloy, entre autres… Ceux-là qui la singent ne comprennent rien de l’origine christique de sa violence. Ils ne font que jouer avec la langue, pire, avec la vérité. Mais il est pire trahison encore : celle de ceux qui minent gauchement un Antonin Artaud tout en allant pointer à Sûreté Nationale de l’emploi, au lieu de mordre la poussière ou de prendre le mors à pleines dents jusqu’à saigner des gencives. Ceux-là n’auront pas même notre pitié. Quant à notre pardon : posthume sera déjà bien.
DOSSIER
Dossier Richard Rognet, un chant qui enjambe la mort
GALERIE
Accompagné de fusains de Stanislas Bouvier