Description
Dossier consacré à Béla TARR
Avec des oeuvres de Guy de MALHERBE
Nunc n°29, revue attentive, propose deux dossiers sur des figures majeures et méconnues en France. Un dossier sur le cinéaste hongrois Béla Tarr, maître d’un cinéma au plus près des êtres et des choses, et un cahier sur le philosophe britannique Michaël Dummett, figure de la philosophie analytique et aussi penseur engagé. Et bien entendu des articles et des poémes que vous pouvez découvrir dans le sommaire.
Contributeurs
GRAMONT (de) Jérôme
DAMOUR Franck
FOURCADE Michel
AMANECER François
SOMMAIRE
LIMINAIRE
Franck DAMOUR Après Dieu, le monde, la beauté… le corps est mort ! … vive le corps !
Hommages à Jean MAMBRINO (Pascal BOULANGER, Claude TUDURI, Jean-Luc MAXENCE)
OIKOUMÉNÈ
Dossier « Béla TARR – si près, si loin » dirigé par Hubert CHIFFOLEAU
Hubert CHIFFOLEAU Panem et circenses ? (introduction au dossier Béla Tarr)
Béla TARR « Tous ces films ne servent à rien s’ils ne changent pas les idées des hommes. »
Joël VERNET Un destin de bête, dans la maison perdue de la lande
(anonyme) TARR/KOVSKI
Hubert CHIFFOLEAU Entretien avec Mihaly VIG
Jérome de GRAMONT Les trois morts de Frédéric Nietzsche
David LENGYEL Dans le dos du temps – altérité et temporalité dans le cinéma de Béla Tarr
François BORDES Poèmes
Madeleine DÉSORMEAUX Une image de Virgile
Jérôme de GRAMONT L’oeuvre en péril – en marge de La Mort de Virgile d’Hermann Broch
François AMANECER Mnémosyne IV
AXIS MUNDI
Cahier Michael DUMMETT
Michel FOURCADE Sir Michael Anthony Eardley DUMMETT
Christine van GEEN Michael Dummett (1925-2011) – petite présentation risquée de la convergence entre une vie et une oeuvre
Michael DUMMETT Un singulier consensus (Traduction de Clément HUBERT)
NUNC Entretien avec Jacques ARÈNES – le temps du Dieu fragile
Jorge Luis BORGES L’autre soi-même – portrait du poète en philosophe (Traduction de Susana PÉÑALVA)
Franck DAMOUR Instituer l’humain, une affaire de Droit ?
Christophe LANGLOIS La Maison des heures
Miguel ESPEJO Trois poèmes (Traduction de Catherine VIGNE et Caroline de SAINT-PIERRE)
CAHIER CRITIQUE sur Christian BELIN, Gérard BOCHOLIER, Antonio GAMONEDA, Jean-Luc MARION, Bertrand SAINT-SERNIN, Ignacio DEL VALLE, Étienne VETÖ
LIMINAIRE
Après Dieu, le roi, le monde, l’art… le corps est mort ! … vive le corps !
Depuis au moins deux décennies, et de façon de plus en plus démocratisée, jusque dans les salles de classe, une nouvelle inouïe traverse nos sociétés : le corps est mort.
En effet, le corps n’est plus cette chose évidente, simple, immédiate, que nous pouvions contempler ou haïr, oublier la plupart du temps, endurer, soigner, consoler. Cette chose simple, immédiate, qui nous donnait accès au monde, nous donnait d’en jouïr, de l’admirer, de le recevoir brutalement ou sourdement. Bref, toi moi lui je nous avions un corps et pouvions espérer être ensemble, être uni par ce corps, puisque les autres vecteurs d’universalité étaient pour le moins inaccessibles, qu’il s’agisse de Dieu, de la politique ou de la beauté.
Làs, par ce corps non plus nous ne pouvons plus vivre ensemble. On – i.e. des savants en sociologie, en éthnologie, en psychologie – nous apprenent que nous n’avons pas de corps, que le corps est une image, une construction occidentale, idéologique, patriarcale. A déconstruire. Ainsi la sexualité n’est pas la sexuation, ni même l’orientation sexuelle. Ainsi l’idée même de corps est-elle une idée européenne. On explore l’idée du corps en des querelles étonnantes de complexité, de subtilité, qui parfois font descendre dans la rue des centaines de milliers de personnes, qui sont sur toutes les bouches.
S’il fallait trouver un autre moment de l’histoire où des discussions sur le corps et son lien avec l’esprit avaient mobilisé ainsi savants et foules, à n’en pas douter, il faudrait remonter au IVe siècle, au temps des conciles oecuméniques, lorsqu’il s’agissait de définir la façon qu’eut Dieu, en Christ, de prendre, ou de ne pas prendre, corps. Là aussi des débats très subtils, impliquant de forger de nouveaux termes, ont tourné autour de la corporation et aussi de la famille, car il s’agissait, accessoirement, de préciser les rapports entre le Père et le Fils. Là aussi ces débats très savants ont donné lieu à une expression légale, dans le cadre d’une profession de foi, mais dont l’implication dans l’organisation de l’Eglise et dans sa discipline morale n’était pas moins forte : en effet, alors que certaines chrétiens entraient dans ce que Peter Brown a appelé le « renoncement à la chair », l’incarnation était défendue, inventée, votée et acclamée à Nicée et à Constantinople.
Que signifie ce parallèle ? D’abord que le christianisme a légué à l’Occident, et sans doute à présent à l’ensemble de la planète, une pierre d’achoppement : le corps. L’idée d’un corps, comme lieu et vie de la personne, est toute entièrement liée à ce séisme culturel d’avoir eu à penser l’incarnation. Le corps, y compris dans sa sexuation et dans sa capacité à engendrer, car le Fils ne peut être Fils que s’il est incarné, est comme un défi pour toute société occidentalisée. Les formes de ce défi ont été formulées de façon multiples, et le seront certainement. La déconstruction contemporaine du corps, par le biais des sciences humaines et d’une certaine expression artistique, par le biais du droit et d’une certaine métaphysique, n’est qu’une étape supplémentaire de cette longue histoire, et non sa fin comme l’espérait Michel Foucault.
On se rappelle la page d’Hannah Arendt sur la Nativité. Elle l’entendait, bien entendu, dans la dimension politique, comme réponse face à la perte du monde. Mais la Nativité, si elle est aussi un événement politique, ne l’est que parce qu’elle a introduit dans l’histoire des hommes le corps, cette Bonne nouvelle inouïe. J’entends déjà les critiques. Comment, il n’y aurait pas eu de corps avant, chez les Grecs ou les Juifs, pour ne citer qu’eux ? Comment, quelle est cette épouvantable affirmation de christiano-centrisme ? Rien d’autre qu’un constat. En dernière analyse, l’histoire occidentale n’est rien d’autre que celle de ce corps du Christ qui est venu, telle une météorite, changeait l’orientation, la courbe. Une météorite devenue souterraine, bien présente, réactivée régulièrement à travers son héritage complexe, autour des notions de personne, de corps politique, d’art, de représentation, etc. Alors la déconstruction actuelle du corps n’est qu’une étape de plus, qui ne recouvre d’ailleurs pas tout le champ de pensée actuel. Déconstruire le corps en un réseau n’est qu’une façon nouvellement formulée de le mettre au silence, de le mettre au pas de la volonté de l’individu qui, lui, serait le maître de ce réseau, maître et esclave à la fois.
Donc le corps n’est pas mort, il est bien vivant dans sa déconstruction même, il se terre et nous renvoie sa leçon incessante : tu es un élu. Tu ne peux pas te limiter à ce que tu as reçu, mais tu ne peux pas non plus t’en émanciper. Tu est un élu, et tu dois élire ce qui est. Il est impossible d’échapper à cette antinomie fondamentale. Car elle est la voie, notre voie de vérité. Ici citation de Lyotard sur la sexuation. Bien sûr, il est possible de renoncer à toute quête de vérité, à tout monde commun, et à ce moment-là il ne faudra pas se plaindre que le corps vienne, un jour, un matin, une heure sauvage, frapper à la porte close, passer par les fenêtres, rentrer par les interstices de la vie et tout briser.
Ici Paul, Ephésien. Guardini : « Le christianisme a placé le corps dans les profondeurs de Dieu » On pourrait renverser la phrase. Donc les débats actuels sur le corps, plus spécialement ceux sur la filiation et la sexuation, sont des débats théologiques. Il faut donc s’en réjouir !
Le corps est mort – paraît-il -, vive le corps !
Franck Damour
DOSSIER
On demandait un jour au cinéaste Béla Tarr la raison de la présence, dans son oeuvre, de tous ces paysages dévastés, de ces visages cabossés. Sa réponse lapidaire – This is my nation – fut suivie d’un long silence. Une autre fois, on lui demandait pourquoi, face au vieillard nu, sans défense et comme surgi d’outre-tombe (Harmonies Werckmeister), la foule révoltée et inflexible, détruisant tout sur son passage, s’arrête et fait demi-tour en silence. Il eut cette réplique : « Derrière le vieil homme, il y a un mur ». Un rire embarrassé parcourut la salle. Était-ce le reflet de la honte ?
Sous le feu de l’attention qu’elle requiert, l’oeuvre de Béla Tarr trouble les représentations habituelles et nous fait tourner autour d’un trou béant qui nous regarde et puis nous happe. Ceux qui acceptent de s’y laisser engloutir sont entraînés dans une danse qui tangue selon des rythmes étranges que tait notre quotidien. On ne montre pourtant que ce qui est là, selon le point de vue de l’auteur qui n’est peut-être pas celui du spectateur. On n’y voit rien de ce que l’on voit couramment au cinéma. La première scène d’un film de Béla Tarr n’épargne pas le spectateur. Elle le ramène à sa précieuse solitude. Celui qui décide de ne pas quitter la salle entre dans un temps qui ne lui est plus imposé, un temps qu’il s’est choisi, auquel il s’abandonne et qui lui ouvre le coeur. Béla Tarr est homme de l’horizontalité. Pour lui, l’universalité n’est pas de mise. Chaque être rayonne dans sa singularité. Pas de théorie sur l’acteur, aucune philosophie à défendre. Le monde qui entre ici dans la caméra n’est pas abstrait. Mais ce n’est pas pour autant du réalisme. Les êtres se présentent comme ils sont, dans leur accoutrement habituel, avec leur façon d’être au monde. Rien, hormis l’immédiateté des choses et des êtres. Qui n’y est jamais allé peut faire le voyage avec, pour seul bagage, la formule de Beckett : « Honni soit qui symbole y voit ».
L’oeuvre de Béla Tarr vient tout droit de la vie. La vie nue, et qui danse. La vie, au-delà des histoires. Elle nous rapproche de l’humain et de tout ce qui l’entoure, de la tempête qui gronde et de la feuille poussée par le vent, de ce chien qui aboie et qui erre dans la boue mais aussi de cet homme qui le rejoint et lui répond, de la bouteille vide sur la table, ou bien encore d’un amour qui dérape. Tout y est personnage. Même la musique. C’est une présence au monde qui transporte dans un au-delà des mots, mais toujours au plus près de la terre. Qui n’a de cesse de s’en extraire, mais aussi d’y retourner. La vie, en somme. Et le monde, menaçant. Ce cercle, qui trop souvent se referme et étrangle. N’oublions pas d’où nous vient cette oeuvre. Il y eut un temps où les parois de la geôle étaient étanches. En Hongrie, les grands noms du cinéma ne passent la frontière que vers le milieu des années 80. Dans les années 70, avec l’arrivée de la contre-culture, Béla Tarr trouve un souffle. Son cheminement se fera pas à pas tandis que le style s’affinera. Mais, du Nid familial au Cheval de Turin, c’est toujours la même traversée dans le coeur de l’humain. Cette oeuvre est le fruit d’un collectif sans nom que l’amitié et la confiance ont fédéré : Ágnes Hranitzky, la compagne de Béla Tarr, monteuse, co-réalisatrice et chef décoratrice, l’écrivain et scénariste László Krasznahorkai, le musicien Mihaly Vig, dont la musique est la chair des films de Béla Tarr. Il faudrait aussi énumérer tous ces acteurs et non acteurs qui apparaissent de façon récurrente. Ainsi, Estike, la petite fille de Satantango jouée par Erika Bók et que l’on retrouve quelques années plus tard en jeune femme dans L’Homme de Londres puis dans le Cheval de Turin. Il faut voir ou revoir Le Cheval de Turin et méditer sur son horizon infranchissable dont on peut dire, sans rien en dévoiler, que c’est un des plus grands moments de l’histoire du cinéma. Cela ne semble pas être l’avis de certains décideurs de la société du spectacle, défenseurs de la censure économique : « Admettons que ce soit de bons films, puisque les festivals les aiment… mais les gens ne vont pas les voir au cinéma. Alors à quoi bon faire des films ? » Il est un petit film de Béla Tarr de cinq minutes, intitulé Prologue, réalisé lors de l’entrée de la Hongrie dans l’Union Européenne. On y voit, tout au long d’un travelling fluide, une foule immense et grave qui attend sa ration à la soupe populaire. Réponse cinglante à ceux qui font de la compétition entre les êtres le moteur de l’humanité. Chaque opus de Béla Tarr tourne autour d’un centre que l’on pourrait appeler la dignité de l’humain. Quand il filme un visage, il n’oublie pas le mur qui l’entoure et peut-être l’enferme. Dans la scène rapportée plus haut, la survenue du vieillard au bord de son néant est un miroir pour la foule : humains, vieillard et mur se confondent. Il y a un seuil que l’on ne peut pas franchir ou bien, alors, c’est n’être qu’une bête.
Dossier consacré à TARR, Béla